Avant-dernier extrait des feuilles d'automne dans le quel le poème intitulé "pour les pauvres" v est plus que touchant...
Bonne lecture au chaud dans votre maison alors que le vent souffle dehors et que les feuilles commencent à tomber...
XXVI
Vois, cette branche est rude, elle est noire, et la nue
Verse la pluie à flots sur son écorce nue ;
Mais attends que l’hiver s’en aille, et tu vas voir
Une feuille percer ces nœuds si durs pour elle,
Et tu demanderas comment un bourgeon frêle
Peut, si tendre et si vert, jaillir de ce bois noir.
Demande alors pourquoi, ma jeune bien-aimée,
Quand sur mon âme, hélas ! endurcie et fermée,
Ton souffle passe, après tant de maux expiés,
Pourquoi remonte et court ma sève évanouie,
Pourquoi mon âme en fleur et tout épanouie
Jette soudain des vers que j’effeuille à tes pieds !
C’est que tout a sa loi, le monde et la fortune ;
C’est qu’une claire nuit succède aux nuits sans lune ;
C’est que tout ici-bas a ses reflux constants ;
C’est qu’il faut l’arbre au vent et la feuille au zéphire ;
C’est qu’après le malheur m’est venu ton sourire ;
C’est que c’était l’hiver et que c’est le printemps !
7 mai 1829
A mes amis L.B et S.B
[…]
J’ai différé. La vie à différer se passe.
De projets en projets et d’espace en espace
Le fol esprit de l’homme en tout temps s’envola.
Un jour enfin, lassés du songe qui nous leurre,
Nous disons : Il est temps. Exécutons ! c’est l’heure.
Alors nous retournons les yeux : _ la mort est là !
Ainsi de mes projets. _ Quand vous verrai-je, Espagne,
Et Venise et son golfe, et Rome et sa campagne,
Toi, Sicile, que ronge un volcan souterrain,
Grèce qu’on connaît trop, Sardaigne qu’on ignore,
Cités de l’aquilon, du couchant, de l’aurore,
Pyramides du Nil ! cathédrales du Rhin !
Qui sait ? Jamais peut-être. _ Et quand m’abriterai-je
Près de la mer, ou bien sous un mont blanc de neige,
Dans quelque vieux donjon, tout plein d’un vieux héros,
Où le soleil, dorant les tourelles du faîte,
N’enverra sur mon front que des rayons de fête
Teints de pourpre et d’azur au prisme des vitraux ?
Jamais non plus, sans doute. _ En attendant, vaine ombre,
Oublié dans l’espace et perdu dans le nombre,
Je vis. J’ai trois enfants en cercle à mon foyer ;
Et lorsque la sagesse entr’ouvre un peu ma porte,
Elle me crie : Ami ! sois content. Que t’importe
Cette tente d’un jour qu’il faut sitôt ployer !
[…]
Restons où nous voyons. Pourquoi vouloir descendre,
Et toucher ce qu’on rêve, et marcher dans la cendre ?
Que ferons-nous après ? où descendre ? où courir ?
Plus de but à chercher ! plus d’espoir qui séduise !
De la terre donnée à la terre promise
Nul retour ! et Moïse a bien fait de mourir !
[…]
Rêver, c’est le bonheur ; attendre, c’est la vie.
Courses ! pays lointains ! voyages ! folle envie !
C’est assez d’accomplir le voyage éternel.
Tout chemine ici-bas vers un but de mystère.
_ Où va l’esprit dans l’homme ? Où va l’homme sur terre ?
Seigneur ! Seigneur ! _ Où va la terre dans le ciel ?
[…]
14 mai 1830
Pour les pauvres
Dans vos fêtes d’hiver, riches, heureux du monde,
Quand le bal tournoyant de ses feux vous inonde,
Quand partout à l’entour de vos pas vous voyez
Briller et rayonner cristaux, miroirs, balustres,
Candélabres ardents, cercle étoilé des lustres,
Et la danse, et la joie au front des conviés ;
Tandis qu’un timbre d’or sonnant dans vos demeures
Vous change en joyeux chants la voix grave des heures,
Oh ! songez-vous parfois que, de faim dévoré,
Peut-être un indigent dans les carrefours sombres
S’arrête, et voit danser vos lumineuses ombres
Aux vitres du salon doré ?
Songez-vous qu’il est là sous le givre et la neige,
Ce père sans travail que la famine assiège ?
Et qu’il se dit tout bas : « Pour un seul que de biens !
A son large festin que d’amis se récrient !
Ce riche est bien heureux, ses enfants lui sourient.
Rien que dans leurs jouets que de pain pour les miens ! »
Et puis à votre fête il compare en son âme
Son foyer où jamais ne rayonne une flamme,
Ses enfants affamés, et leur mère en lambeau,
Et, sur un peu de paille, étendue et muette,
L’aïeule, que l’hiver, hélas ! a déjà faite
Assez froide pour le tombeau !
Car Dieu mit ces degrés aux fortunes humaines.
Les uns vont tout courbés sous le fardeau des peines ;
Au banquet du bonheur bien peu sont conviés.
Tous n’y sont point assis également à l’aise.
Une loi, qui d’en bas semble injuste et mauvaise,
Dit aux uns : Jouissez ! aux autres : Enviez !
Cette pensée est sombre, amère, inexorable,
Et fermente en silence au cœur du misérable.
Riches, heureux du jour, qu’endort la volupté,
Que ce ne soit pas lui qui des mains vous arrache
Tous ces biens superflus où son regard s’attache ; _
Oh ! que ce soit la charité !
L’ardente charité, que le pauvre idolâtre !
Mère de ceux pour qui la fortune est marâtre,
Qui relève et soutient ceux qu’on foule en passant,
Qui, lorsqu’il faudra, se sacrifiant toute,
Comme le Dieu martyr dont elle suit la route,
Dira : Buvez ! mangez ! c’est ma chair et mon sang.
Que ce soit elle, oh ! oui, riches ! que ce soit elle
Qui, bijoux, diamants, rubans, hochets, dentelle,
Perles, saphirs, joyaux toujours faux, toujours vains,
Pour nourrir l’indigent et pour sauver vos âmes,
Des bras de vos enfants et du sein de vos femmes
Arrache tout à pleines mains !
Donnez, riches ! L’aumône est sœur de la prière.
Hélas ! quand un vieillard, sur votre seuil de pierre,
Tout roidi par l’hiver, en vain tombe à genoux ;
Quand les petits enfants, les mains de froid rougies,
Ramassent sous vos pieds les miettes des orgies,
La face du Seigneur se détourne de vous.
Donnez ! afin que Dieu, qui dote les familles,
Donne à vos fils la force, et la grâce à vos filles ;
Afin que votre vigne ait toujours un doux fruit ;
Afin qu’un blé plus mûr fasse plier vos granges ;
Afin d’être meilleurs ; afin de voir les anges
Passer dans vos rêves la nuit !
Donnez ! Il vient un jour où la terre nous laisse.
Vos aumônes là-haut vous font une richesse.
Donnez ! afin qu’on dise : Il a pitié de nous !
Afin que l’indigent que glacent les tempêtes,
Que le pauvre qui souffre à côté de vos fêtes,
Au seuil de vos palais fixe un œil moins jaloux.
Donnez ! pour être aimés du Dieu qui se fit homme,
Pour que le méchant même en s’inclinant vous nomme,
Pour que votre foyer soit calme et fraternel ;
Donnez ! afin qu’un jour à votre heure dernière,
Contre tous vos péchés vous ayez la prière
D’un mendiant puissant au ciel !
22 janvier 1830